Le cimetière blanc


EXTRAIT de Petit pot de biscuits 2
Nouvelle



" Nous sommes arrivés au village de Saint-René durant La Crise. Mon mari n’arrivant plus à trouver du travail dans les camps de bûcheron nous mena vers ce village où il y avait de l’emploi. Situé au bord du petit lac Saint-René, à plus d’une centaine de kilomètres de Montréal, le village témoignait déjà de la pauvreté qui nous y attendait. Il fut embauché à la mine du village. À mesure que l’on s’en approche, le sol devient gris sale, la végétation, le feuillage et les branches sont couverts d’une couche de poussière, blanc neige. On dirait un linceul. C’est ce que nous, les villageois, appelons le cimetière blanc. Plusieurs de nos hommes mourront, certains attendent encore la mort. 

La silicose est une maladie insidieuse, incurable et généralement mortelle qui provoque en phase aigüe des désordres gastro-intestinaux. La poussière fine, blanche de la mine est avalée, car les masques fournis sont inadéquats ; au bout de 15 minutes, l’agglomération de silice bloque l’air pour respirer. La silicose se manifeste par une toux forte, continuelle qui finit par irriter les voies respiratoires et les enflamme. Le tissu des poumons devient fibreux laissant place aux infections, aux bactéries.Nos hommes perdent peu à peu leurs forces, deviennent incapables de travailler. Ils sont essoufflés, avec des douleurs dans la région de la poitrine, du cœur. Nous, leurs femmes, leurs mères, assistons impuissantes à leur déclin. Il faut parfois à peine deux ans pour que la maladie atteigne nos hommes. Cela dépend de leur affectation dans la mine. 

J’ai perdu mon fils aîné à l’âge de 22 ans. Un beau grand gaillard, attentif, la bonté incarnée. Il fréquentait la petite Thomas et devait se marier à l’été. Comme il était apprécié des travailleurs, son patron l’a affecté comme boss loader. Une bonne nouvelle, son salaire était augmenté de 2 sous et ½ l’heure, argent dont nous avions bien besoin. Le prix était élevé à payer. Il s’agissait du pire poste. Il allait et venait, travaillait et respirait dans une tempête de poussière. Les vrais contremaîtres, souvent des Canadiens anglais,  faisaient faire la sale besogne par les frenchs canadian. Ils pouvaient se tenir à l’écart dans des sections de la mine où la poussière était moins dense et étaient mieux renseignés quant à la maladie par le médecin de la compagnie. De plus, les procédés humides leur étaient réservés. Les pierres ayant subi le ruissellement des eaux font moins de poussière. Pendant ce temps, nos hommes étaient étendus dans des brouettes, endormis par la fatigue, en détresse respiratoire. Si cela ne s’appelle pas de la discrimination, j’aimerais bien que l’on me dise de quoi il est question. Il n’y a pas que les hommes qui sont en colère, il y a nous, les veuves. 

Je suis indignée que le gouvernement ait laissé faire la compagnie minière sans jamais l’interpeller. Pourtant, il y a là matière à négligence criminelle, je dirais presque des meurtres légalisés. Quelle foutaise que cette loi provinciale des Accidents de travail qui dit qu’un ouvrier doit avoir été soumis à la poussière de silice pendant cinq ans au moins pour que lui ou sa famille ait droit à quelques indemnités. La seule indemnité ce sont les frais funéraires jusqu’à concurrence de 175 $ plus une indemnité de 45 $ par mois à la veuve et une autre somme de 10 $ par mois pour l’entretien des enfants qui n’ont pas encore 18 ans. Notre gagne-pain est mort. Ce n’est pas le 55 $ que le gouvernement me versera qui comblera le manque à gagner. Que dalle pour les frais funéraires de mes fils, ils sont morts deux ans après avoir travaillé à la mine, pas cinq ans! C’est la famille de mon mari qui a acquitté ceux-ci afin de préserver notre dignité, leur dignité.

On nous appelle le Pays des veuves et pour raison. Malgré notre maigre pitance, nous avons choisi de nous regrouper, aider en cela par nos familles, et avons retenu les services d’un avocat afin que justice nous soit rendue. Nous voulons recouvrer les indemnités qui auraient dû nous être versées durant la maladie de nos maris et enfants. Ce n’est pas l’argent versé par l’Assistance aux mères nécessiteuses qui nous rendra nos hommes et nous procurera des conditions de vie décentes. Par la négligence de la compagnie, nos chefs de famille ont contracté une maladie mortelle, on nous retire le droit à  la réparation et on nous humilie avec le secours direct. On nous a aussi exposés à la maladie, la silicose se transformant en tuberculose, c’est un village entier qui aurait dû être mis en quarantaine. La promiscuité avec nos maris, nos enfants. Il était difficile de s’y soustraire. C’est une violation de toutes les valeurs humaines.

J’ai dû, pour survivre, exercer le plus vieux métier du monde. Comment pouvais-je vivre avec 25 $ par mois avec sept bouches à nourrir ? Comment une femme honorable comme moi a pu en arriver là? Il a aussi fallu l’intervention des aînées afin que nous puissions vivre décemment. Je quitte ce village maudit pour la grande ville. Je laisse derrière moi cette désolation, croisant les doigts que la maladie ne fera pas de ravage parmi les petites ainsi que moi-même. J’attends toujours le jugement de la cour."

Cette lettre échappée par le plus pur des hasards du coffre de mon aïeule me parle de mon histoire. Le hasard n’existe pas. Je suis la seule descendante à visiter régulièrement le cimetière, pas le blanc, celui qui est à proximité de l’église du village, à honorer la mémoire de ma mère. Je suis avocate, en droit commercial, au sein d’un cabinet en Montérégie. Cette injustice, elle devient mienne. En raison de l’état de santé de mon grand-père qui se détériorait au moment de la conception des trois petites dernières, celles-ci sont décédées avant l'âge 45 ans. La maladie de mon grand-père nous a privés de nos mères sans l’ombre d’un doute, puisque les aînés vécurent dépassés la soixantaine.

Je fouille pour voir ce qu’il en est advenu du jugement. L’affaire est caduque. Le temps n’a pas bien fait les choses. Un recours collectif ? Il est trop tard. N’empêche, la compagnie minière responsable de négligence est toujours active. Je pense lui adresser une lettre au nom de toutes les familles qui ont perdu un des leurs dans cette tragédie : les Dumoulin, Ladouceur, Thomas, Boyce, Proulx, Davidson, Pepin, Boutin, Guillemette, Mantha, Labonté, Latreille, Turcotte, Lavigne, Boudrias, Carrière, Frison, Zanthe, Saulnier, Langevin, Brisebois, Forget, Filion, Morin, Arsenault, Bernicquez .  J’opte plutôt pour une lettre ouverte à la Presse pour dénoncer la complicité gouvernementale de l’époque avec l’entreprise minière.

Je découvre d’autres aberrations. Comme le médecin de la compagnie qui faisait payer les consultations et les toniques aux travailleurs de la mine alors que c’était l’employeur qui  ne prenait pas les mesures nécessaires pour préserver la santé de ses employés. Longtemps, les travailleurs de la mine ont cru que leur employeur était une petite compagnie opérant à perte, luttant contre de puissants concurrents américains, alors qu’il n’en était rien, la compagnie faisait des profits réguliers. La plus grande injustice, demeure celle où aux termes de la loi de cette époque, un ouvrier réduit à l’incapacité totale par une maladie professionnelle comme la silicose avait droit pour le reste de sa vie à une indemnité hebdomadaire égale aux deux tiers du salaire moyen qu’il gagnait par semaine pendant les douze mois antérieurs. La loi stipulait que cette indemnité ne pouvait être inférieure à 15 $ par semaine. Toutefois, ce n’est pas ainsi que la loi fut appliquée. Une autre clause prévoyait que l’employé qui gagnait moins de 15 $ par semaine, ce qui était le cas des membres de ma famille, n’avait droit qu’à une compensation égale au salaire qui lui était versé avant son incapacité.

J’écrivis donc cette lettre faisant mention de toutes ces injustices et des conséquences sur les gens de l’époque et de leurs descendants. Suite à celle-ci, je reçus de nombreux courriels des enfants, petits-enfants des familles citées ainsi qu’une lettre de la compagnie minière concernée qui, pour réparer les injustices, offrait à chacun des descendants 100 actions votantes ainsi qu’un monument commémoratif au cimetière de Saint-René pour honorer tous ces hommes qui avaient donné leur vie prématurément.

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