PAPA N'EST PLUS LÀ: Extrait Petit pot de biscuits 1
J’arrive à ta chambre, je t’aperçois la barbe longue, tu m’attendais. Sur ta table de chevet, un jus de pomme repose à mon intention. J’en suis touchée et tente de n’en laisser rien paraître. Tu veux que je mette de la crème sur ton corps. Tu m’obliges à regarder ta déchéance. Il est tout maigrelet, ta peau est fripée. Je te propose de me réchauffer les mains avant. Je commence par les jambes, les pieds. Ils ont désenflé. Nous avons les mêmes pieds. Je poursuis, les jambes, les cuisses, plus osseuses que charnels. Je trouve injuste que le crépuscule de la vie atteigne ta dignité. La pudeur, tu n’en as rien à foutre, tout ce que tu veux c’est encore un peu plus de crème.
Je poursuis ton hydratation, tes bras pleins de perfusions. Des bras bleutés qui ont travaillé fort, des bras décharnés. Tu veux m’aider. Je te dis de les laisser reposer, je vais m'en occuper. J’y vais précautionneusement, de peur d’accrocher les tubulures. Je prends tes mains. Elles sont si douces. Devenu adulte, ce toucher est absent. Ces mains nous ont accompagnées tant de fois sur le chemin de nos vies, de notre sommeil. Elles m’ont ému tes mains.
L’oxygène irritait tes narines. J’ai demandé du Salinex. Quelques gouttes dans ton nez et déjà tu te sentais mieux. Comme un enfant au plaisir de sa découverte, tu en voulais encore. Tu badinais avec la douche salée que je te faisais prendre malgré moi, ne pouvant doser chaque fois. Comme tu me disais : Mets-en ce n’est pas de l’onguent. À force d’en ajouter, tes narines se sont dégagées. Comme un enfant, tu m’as montré ta « grosse » crotte de sang, justifiant ainsi les ablutions nasales que je t’avais administrées.
Tu étais tellement content que tu as
voulu faire ta barbe. Le mouvement de va-et-vient du rasoir a fait augmenter
tes pulsations cardiaques, je t’ai proposé de poursuivre. J’y allais doucement
de peur de t’irriter la peau. J’ai replacé tes oreillers et nous avons discuté.
Je t’ai alors raconté comment j’avais accouché de Victor-Emmanuel. J'étais branchée sur un moniteur, sur deux
sondes (l'une pour uriner l’autre pour provoquer les contractions) et sur le
sulfate de magnésium. Puis. les eaux qui crèvent, le petit qui vagit et les
chutes de pression. La mort à deux pas et pas de résistance. Je me suis dit à
ce moment-là que j'allais mourir.
Je suis partie, les heures de visites
étant terminées. Tu étais calme, tu avais l’humeur badine. Il semble que les
choses se soient gâtées après mon départ.
Mardi le 21 mars 2000
Ce téléphone que je redoutais tant, il est là. Ma sœur me demande de me rendre à l’hôpital, l’heure est grave. Les médecins ignorent si tu passeras au travers. Je raccroche, je tremble au-dedans, mon père est mourant. J’enfile ma jupe noire, un chandail rouge. J’étouffe un sanglot criant : ce n’est pas vrai. Il me faut prendre sur moi, je ne sais pas dans quel état tu seras. Ce n’est sûrement pas le temps d’avoir les yeux bouffis.
Je roule sur l’autoroute me demandant
ce qui m’attend. Je pense aux miens, d’y penser me réconforte. Je trouve la
route longue. J’arrive à la chambre de mon père, j’entends ses râles, sa
souffrance, plusieurs personnes du corps médical sont présentes. Je me sens
malhabile devant tous ces gens qui regardent, qui attendent que quelque chose
se passe.
Je t’aperçois te battant pour chaque respiration, la tête osseuse, la bouche sans support dentaire. Tu cries ta douleur, t’agrippes à nos mains. Nous te touchons le front, les épaules, te prenons les mains pour être avec toi, pour que tu ne te sentes pas seul comme tu le craignais tellement. Les infirmières vérifient régulièrement ton taux de sucre, tes urines, tes pulsations.
Mercredi le 22 mars 2000
Ton potassium est trop élevé. La question est de savoir s’il redescendra. Le temps file, le personnel est attentif. La nuit avance, la mort s’installe tout doucement en toi. Fatigué de te battre, tu nous dis n’être plus capable. Tu souffres. Les effets de la morphine s’estompant, la lucidité te reprend. Je sens la douleur, celle qui nous mène au bout du chemin, celle où l’on est prêt à tout pour en être libéré. Ta délivrance est proche. Tes mains sont cireuses. Le personnel médical s’adresse à toi comme si tu étais conscient. Je crois que tu nous entends. Nous sommes là à te veiller, à t’accompagner dans ton dernier souffle de vie.
Au petit matin, tu déménages de nouveau. Cette fois, nous savons que tu nous quitteras dans quelques heures. Nous encaissons, nous nous soutenons. Merci de nous avoir permis cet au revoir, favorisant ainsi le respect de tes volontés. Je ne t’ai rien dit, parce qu’entre nous tout avait été dit, les pages bien tournées, j’étais en paix avec toi. Je voulais tout simplement être là avec toi, comme si la vie suivait son cours. La présence du prêtre pour les derniers sacrements nous a rappelé que ton départ était proche. Tu semblais reposé davantage, être moins souffrant, plus calme. Pendant sept ans, tu as vécu avec ta maladie. Tu ne voulais pas nous déranger. Tu avais ta fierté. Je crois que l’on sent ces choses-là. La veille, une travailleuse sociale avait communiqué avec nous pour que nous te parlions de déménager en un lieu plus sécuritaire pour toi. La veille, nous avions discuté de la mort, tu étais prêt à partir.
Ton petit-fils est venu nous rejoindre.
Il voulait être là, avec nous, pour te dire au revoir. En fouillant dans tes
photos, nous avons découvert qu’il était ta copie conforme au même âge.
L’après-midi s’est écoulé, la vie s’éteignait tout doucement en toi. Je suis
retournée à la maison pensant revenir vers 23 h. Je crois bien que tu as
senti que je ne souhaitais pas assister à ton dernier souffle, tu as attendu
que je parte pour rendre l’âme. À 17 h 45, j’ai reçu un appel de ma
sœur, il ne t’en restait plus pour très longtemps. Quand ta mort fut
officielle, j’ai eu de la peine, j’ai pleuré, j’ai dit que tu nous avais
beaucoup aimées. Que tu nous avais donné sans doute plus que notre mère !
J’étais triste et en même temps contente que ton calvaire soit terminé.
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