Joue-moi un air
Dimanche 14
avril 1985, jour de Pâques, nous sommes au salon, le soleil d’avril réchauffe
l’appartement. Ce sera notre dernière réunion, mais nous l’ignorons. Elle m’intime
d’aller chercher l’instrument. J’hésite, car les ordres, j’en ai marre. Toute
notre vie, ma sœur et moi avons été soumises à ses impératifs, à ses fantaisies
du moment et surtout… à ses maladies imaginaires. Cette fois, elle est
réellement malade, son cœur défaille, mais je n’ai plus de sollicitude, trop
usée par ses fausses déclarations.
Quelques mois
auparavant, j’avais mis au monde son premier petit fils. Elle m’avait offert de
venir m’aider pour les relevailles. Étrangement, lorsque je m’étais retrouvée à
cette croisée de ma vie : soit avorter ou poursuivre ma grossesse, elle m’avait assuré qu’elle serait là, peu
importe ma décision. Pour la première fois, je m’étais sentie comprise par elle
et non en compétition. Je venais de franchir le fil de la maternité, ce fil qui
maintenant nous unirait.
Dès lors, elle s’est
mise au tricot, emportée par la joie de préparer une layette. Elle était
vraiment douée et cela me faisait chaud au cœur. Cet amour se faufilait dans
chaque maille, tissant à jamais les liens pour la postérité à venir. Les mois
passaient, mon ventre se tendait, l’imminente délivrance se dessinait pour la
mi-septembre. Cet été-là, il y a eu de fortes canicules. Elle a eu la
délicatesse de me donner un ventilateur pour mon confort et celui de l’enfant à
naître.
Le moment tant
attendu est venu. Je la revois à l’hôpital dans sa robe rayée noire et blanche,
tenant son petit fils dans ses bras, un regard tendre posé sur lui. Enfin ! Un
garçon. Elle qui en avait tant rêvé. J’étais heureuse de pouvoir lui procurer
ce bonheur. Comme elle me l’avait promis, elle est venue pour les relevailles.
C’était la première fois qu’elle découvrait mon intérieur depuis que j’étais
partie de la maison.
J’habitais alors
le Plateau Mont-Royal. Mon appartement était petit, peu insonorisé, au
troisième étage avec des planchers dénivelés. C'était un trois-pièces convenable
pour un couple ou une mère célibataire. Mon milieu de vie l’avait quelque peu
décontenancée. À son arrivée, elle m’informe qu’elle ne prendrait pas soin de
l’enfant, mais qu’elle ferait le lavage, le ménage et la cuisine.
Je n’ai su que
dire tant j’étais épuisée, car depuis ma sortie de l’hôpital, mon fils pleurait
beaucoup, distinguant difficilement la nuit du jour et surtout… je le
découvrirai plus tard, il était affamé. J’avais surtout besoin qu’on prenne
soin de lui. Pendant ce séjour, elle me parle de ses ennuis de santé, lesquels sont
fort loin de mes préoccupations du moment. À vrai dire, je n’y croyais pas
vraiment. Un peu comme dans la fable de Pierrot
et le loup, ma mère nous avait tant manipulées avec ses pseudos maladies
que maintenant nous avions cessé d’y porter attention.
Durant les trois
jours où elle est venue chez moi, la laveuse s’en ai donné à cœur joie : les
couleurs, le blanc, le foncé tout était bien séparé. J’ai bien mangé. La
dernière journée, elle m’annonce que c’est trop exigeant pour elle de prendre
soin de moi. Rebelote, elle me fait encore le coup de l’abandon parce que c’est
trop… trop quoi ?
Quiconque a déjà
connu l’abandon, sait que la cicatrice n’est jamais complètement fermée. Nous
apprenons à vivre avec. Il suffit parfois d’un événement, d’un mot, d’une
personne pour sentir encore la douleur. Je me souviens avoir eu une bouffée de colère,
de chagrin durant quelques secondes, puis j’ai rassemblé toutes mes forces pour
ne pas montrer ma peine. Je lui ai dit que j’étais pour m’arranger. De toute
manière, c’est ce que j’ai toujours fait dissimuler mes blessures. Je me suis
organisée constatant que le fil de la maternité était bien fragile.
Le jour de
Pâques est arrivé. Un moment de rencontre familiale. J’y suis allée avec mon
fils que j’avais vêtu pour l’occasion du tricot blanc et jaune qu’elle avait
confectionné, jambière et chandail avec capuchon. Elle me demande de lui jouer
de l’accordéon. La première réponse qui chemine jusqu’à mes lèvres est non. Un
relent des prestations musicales imposées devant les membres de notre famille
me revient. Je me ravise pour je ne sais quelle raison.
Je prends l’instrument, le pose sur mes épaules, mes doigts caressent les touches, les airs oubliés revivent. Il se passe quelque chose de très étrange, un moment de pur bonheur, toutes les tensions entre nous se sont estompées. Nous sommes dans le moment présent, un moment d’absolu ravissement. J’oserais dire, un moment céleste. Ce jour-là, j’ai fait la paix avec ma mère. Ce fut notre dernière rencontre, car quelques jours plus tard elle rendait l’âme.
Rendre l’âme, quelle jolie expression. Nous la rendons à qui au fait. L’âme de ma mère vit toujours, même 40 ans après son décès. Elle vit à travers moi, à travers ses petits fils et… à travers cet accordéon qu’elle m’a légué.
Commentaires
Enregistrer un commentaire