NOM D'UNE PIPE -Extrait Les Butineuses

J’adore visiter les marchés aux puces. Parfois, je reviens les bras chargés de nostalgie. L’autre jour, en visitant l’un de ceux-ci, mon regard s’est posé sur des boîtes en fer. J’adore les collectionner. Parmi elles, une boîte à tabac rouge de la marque Amphora. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’ouvrir. En y plongeant mon nez, j’ai revu mon père assis sur sa chaise berçante, sa blague à tabac posée sur ses cuisses en train de bourrer sa pipe après une dure journée de labeur.

Ce moment était précieux. Je l’observais sans dire un mot. Il commençait par émietter un peu le tabac. Par petites pincées, le tabac prenait place à l’intérieur de la pipe. Avec son index, il le tassait avec lenteur et s’assurait de la bonne circulation d’air. Ce rituel pouvait durer quelques minutes. Je sentais qu’il étirait le temps. Il craquait l’allumette, la déposait sur le tabac. Un doux crépitement comme un mini feu de foyer se faisait entendre. Enfin! Une première volute. Une odeur de chocolat se répandait dans le salon. Par petites bouffées, il aspirait lentement pour mieux contenir la combustion. Ces moments figurent parmi les plus intimes avec mon paternel. Il n’était pas causant de nature.

La pipe, c’était aussi une histoire de famille. Mon grand-père maternel la fumait. Une odeur forte imprégnait la maisonnée, les rideaux et les vêtements. Cela n’avait rien à voir avec la bonne odeur sucrée du tabac de papa. Je détestais assister au curage de la pipe. Le cœur me levait. Dans ma jeune vingtaine, je me suis acheté une pipe longue par curiosité. J’en étais à mes balbutiements féministes. Mes aïeules l’avaient bien fumée. Alors pourquoi pas moi? C’est bien beau tout cela, mais c’est un art que j’ai mis du temps à maîtriser.

Premièrement, on ne fait pas descendre la fumée dans les poumons comme on le fait pour la cigarette. Elle se déguste dans la bouche en crapotant pour mieux en apprécier les arômes. Et là, je ne vous parle pas du bourrage. Tout semblait si facile quand je voyais mon père s’exécuter. J’ai dû apprivoiser la bête. Je me suis étouffée, j’ai sacré souvent. Finalement, j’y suis arrivée avec patience. À mon tour, j’ai compris l’importance de ce moment quand chaque volute te plonge dans un état méditatif.

De retour à la maison, j’ai eu envie de retrouver ma pipe. Elle dormait dans ma boîte à souvenirs. J’imagine que nous en avons tous une, dans laquelle repose l’histoire de notre vie. Dans la mienne, il y a mes cheveux quand j’étais bébé. Étonnamment, ils sont blonds. Il y a mes premières chaussures en cuir patent, mon chapelet de première communion, une vieille radio transistor avec laquelle j’écoutais la musique le soir à l’insu de mes parents. Il y a des objets appartenant à ma mère : un miroir cadeau de fiançailles, un collier que mon père lui avait offert à l’occasion de leur mariage, son livre de recettes La cuisine raisonnée. Je suis bien avec ce vague à l’âme. Je retrouve des photos format carte postale de mes parents à une époque où dans les dancings, on photographiait les couples. Ils ont l’air très amoureux. Cela m’émeut. Il y a le rasoir, le blaireau de mon père. Pourquoi ai-je conservé tout cela? Sans doute parce qu’enfant, je m’asseyais sur le siège de toilette, chapardant un autre moment d’intimité avec lui.

Il humectait sa figure avec une débarbouillette chaude. Dans la tasse contenant le savon à raser de la marque Old Spice, il tournait le blaireau jusqu’à l’obtention d’une mousse honorable. Il s’en badigeonnait le visage. L’étape suivante nécessitait plus d’attention afin d’éviter de se défigurer. Délicatement, par petits coups, il faisait disparaître les poils. J’entends encore le bruit de la lame qui glisse. Parfois, une éraflure s’invitait. Le bâtonnet d’alun venait alors à la rescousse. Et la dernière touche, celle que j’attendais avec hâte, le tapotement de son visage avec sa lotion après-rasage Old Spice. Je le trouvais beau ainsi remis à neuf.

Ma pipe était encore là. J’en tirais une bouffée juste pour le plaisir. L’odeur de tabac toujours très présente. Sous une pile de cartes postales, il y avait un portefeuille. En fait, c’était plutôt une blague à tabac ancienne que la compagnie Dow avait produite. Intriguée, je l’ai ouverte. Oh stupéfaction! Mon père fumait de l’herbe.

 

 


 



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