Marchande de bonheur

Une vingtaine de résidents attendent depuis plusieurs minutes l'arrivée de LA musicienne. Cette dernière a été embauchée pour les initier à la musicothérapie. La voilà donc professorant devant son auditoire poli. Leur non verbal exprime l'impatience quand enfin une des résidentes dit: "Envoye donc joue donc".

La musicienne surprise sourit et sans plus attendre active ses doigts au clavier. Les voix se délient, les pieds tapent la cadence, les résidents plongent dans leurs souvenirs. Ils chantent de mémoire et expriment le souhait d'un recueil de chansons. Quelques séances plus tard, la musicienne découvre des bacs avec plusieurs partitions, fait une sélection et voit à leur impression. Tout le monde est content ou presque, car dans son élan, la musicienne n'a pas pensé à noter correctement le numéro des pages pour le recto verso. C'est là qu'elle découvre les pertes cognitives, la motricité déficiente. Elle circule parmi eux pour s'assurer qu'ils sont à la bonne page.

La musicienne y retournera plusieurs fois. De ces rencontres avec ces aînés, elle sait qu'elle est leur pause bonheur dans un quotidien aux contours fades. Certains versent quelques larmes, d'autres sortent de leur mutisme. Ils viennent la voir, lui prennent la main, lui glissant quelques confidences. Pour eux, elle soigne sa tenue vestimentaire constatant qu'ils y sont très sensibles. Les dames tâtent le tissu, les messieurs, l'œil alerte, s'attardent sur certains détails de sa physionomie.

À un autre étage, il y a des résidents atteints de la maladie d'Alzheimer. La première fois qu'elle y met les pieds, ils devaient être huit. Finalement, elle a devant elle plus d'une vingtaine de personnes. L'accordéon sera leur lien. Un homme la prend d'affection, il s'assied toujours à proximité. Son incontinence parfume l'air ambiant. La musicienne doit faire de grands efforts pour rester concentrée sur l'exécution de sa pièce. Mais, tout cela devient bien secondaire quand on touche l'âme des gens.

Une journée de décembre, les chants de Noël s'invitent dans le répertoire. Sans partitions, la mémoire  reprend du service. La musicienne choisit des airs rythmés pour égayer son public. Ce dernier insiste pour chanter Minuit chrétien.  La musicienne hésite, leur propose une version plus jazzée. Quand les voix s'élèvent, la voilà parcourue d'un grand frisson. La marchande de bonheur a accompli sa mission, les cœurs sont réunis.

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